Ferran Adriá : quelle vie après le restaurant?
Depuis un mois, Philippe Regol, critique gastronomique à Barcelone, auteur d’ Observation gastronomica nous a parlé d’Espagne. Alors qu’il s’en revient des congrès de Madrid, du Portugal et de Milan, il livre son analyse du départ annoncé, au congrès de Madrid Fusion, du chef d’El Bulli.
« Madridfusión, « congrès global », a été la vitrine choisie par Ferran Adriá pour annoncer sa « mise entre parenthèse » en 2011. Comment, autrement, aurait-il réussi à faire la couverture du Financial Times ?
Désormais, nous avons deux années complètes pour spéculer sur l’avenir de Ferran Adriá et celui d’El Bulli. Le fait que Ferran se retire de son activité culinaire de recherche était réellement impensable. Mais une autre chose est de parler d’un Adriá « restaurateur ». Lui qui accueille durant 6 mois, 50 convives pour leur donner à manger. Cala Montjoi est un « espace » d’enchantement spécial, qui tient de la représentation théâtrale. C’est en tout cas la scène qui, chaque année, dévoile la nouvelle collection de plats. El Bulli avait en effet cessé d’être un restaurant dans ses formes classiques. Malgré tout, Ferran tenait toujours, et de plus en plus, à se présenter comme un cuisinier.
Voici donc quelques possibilités sur l’avenir d’El Bulli. Certains pronostiquent l’évolution vers « un restaurant d’une table, d’école et d’ouverture d’un mois à l’année ». Je penche, pour ma part, pour un mélange d’avant et d’après. Une espèce de Mibu, où, chaque année, Ferran Adriá présenterait à la presse, aux artistes – auprès de qui il a toujours attendu uen reconnaissance – à des amis ou des gens influents, ses collections Printemps/Été, Automne/Hiver. Le centre de création et de recherche qui sera mis en place se poserait alors comme une nécessaire courroie de transmission. Celui qui, in fine, permettrait à la presse et au bouche à oreille de donner véritablement corps à l’œuvre bullinienne.
L’autre direction que pourrait prendre El Bulli serait celle d’une école fonctionnant comme un podium de défilé de mode : un centre ouvert aux professionnels de la cuisine désireux de s’informer des nouvelles créations. Cela pourrait rappeler les cours d’hiver que Ferran organisait dans les années 90. Un mélange de classes et de dégustations auxquelles j’ai eu la chance et le plaisir d’assister.
L’un des aspects de cette dimension « pédagogique » se concrétiserait aussi, et d’une manière itinérante, dans les congrès de gastronomie. La proposition de Ferran d’organiser les communications de 4 heures (comme il l’a fait à Alicante) lui laisserait la possibilité d’expliquer réellement ses élaborations, avec tous les détails nécessaires. A Madrid Fusion, Adriá a justement exprimé lors de sa démo, sa frustration à ne pas pouvoir expliquer les plats de la saison passée.
Voilà quelques unes des hypothèses possibles sur l’avenir réservé à ce lieu, pour moi toujours chargé de magie, qu’est Cala Montjoi.
Mais une chose est sûre, El Bulli cessera alors de représenter le modèle de restaurant public. Celui là même créé il y a déjà plus de deux siècles dans la France post révolutionnaire. Ces endroits qui enthousiasmaient les philosophes du Siècle des Lumières où l’on mangeait comme le décrivait Diderot, « quelque chose de cher, à choisir dans une carte » (au contraire des auberges au menu unique). La nouvelle bourgeoisie s’y réunissait, impatiente de consommer les luxes culinaires jusqu’alors réservés à l’aristocratie dans le cadre « privé » de ses demeures.
Il y a longtemps sans doute qu’El Bulli avait cessé d’être ce modèle classique de restaurant.
Jusqu’à présent les restaurants de grande cuisine pouvaient fermer ou disparaître. Mais ce sera la première fois, je crois, qu’un restaurant de ce niveau, est réinventé en « quelque chose d’autre chose ». D’ici deux ans, en mettant fin à son activité principale, un grand restaurant aura décidé de se saborder.
D’une certaine manière, ce sera une manifestation (annoncée) de la mort symbolique du grand restaurant comme le modèle de référence actuel. Même sur ce terrain, Adriá aura été transgresseur”.